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Il y arrive donc avec son gentil sourire, son bonnet à pompon sur son crâne à présent tout à fait déplumé, le regard étonné et ravi qu’il pose toujours sur les choses, sur les gens, et dont il ne se départ pas jusqu’au coup de pistolet du starter. Mais Kuts aussi est arrivé, qui attend Émile comme on attend l’homme à abattre car, en dépit de son âge et même si l’on ne cesse de l’enterrer trop vite, il reste encore pour tous l’épouvantail majeur. Et Kuts avec ses cheveux blonds, ses mèches rebelles, ses pommettes saillantes, ses épaules puissantes, et toujours cet air de débarquer du cuirassé Potemkine, le voilà qui se détache dès ce coup de feu pour ne laisser personne le rejoindre jusqu’à la ligne d’arrivée qu’Émile, débordé, ne franchit que troisième. Bon, dit le doux Émile sans en faire un drame, il faut se rendre à l’évidence, j’ai vieilli pendant que ces petits jeunes progressaient, d’accord. Mon heure est passée, c’est ma dernière saison. Reste à m’entraîner davantage pour la terminer honorablement. Or une fin honorable n’a qu’un nom : dans huit mois, les Jeux de Melbourne.

Et il retourne s’entraîner. D’abord en Hongrie, au camp de Tata, puis à Stara Boleslav, piste sur laquelle veillent de hauts arbres centenaires, hêtres majestueux et bouleaux altiers à l’ombre desquels Émile a battu la plupart de ses records. Il s’y entraîne tant qu’il en finit par négliger son apparence, fagoté dans un vieux survêtement élimé à la teinte indéfinissable, barbe de quatre jours et bonnet enfoncé jusqu’aux yeux comme un clochard. Tant qu’il finit aussi par se faire mal, contractant une hernie au niveau de l’aine droite dont on doit l’opérer.

Hôpital, silence. Long silence au creux duquel, comme toujours, commencent de proliférer toute sorte de rumeurs aussitôt démenties, suivies de démentis de ces démentis : Émile abandonne et puis non, pas du tout puisqu’il va courir à la Journée de l’armée et encore non, il est forfait pour la Journée de l’armée, Émile est très malade puis se porte comme un charme, il est interdit de Jeux pour propos séditieux mais nullement, il ira aux Jeux, puis il n’ira aux Jeux qu’en spectateur, puis n’ira plus car il renonce. Émile raccroche. Il doit se faire opérer de nouveau. Il a repris l’entraînement, il s’entraîne comme jamais. Il ne retrouve pas sa forme, il n’avance plus, il laisse tomber, il est fini, il va revenir, il reviendra. Au passé, au futur, au présent mais surtout au passé, rarement on n’aura autant parlé de lui depuis qu’on le dit, et qu’il se dit lui-même, sur son déclin.

Il revient. Par un froid coupant, sous une grêle perforante, il revient courir dix mille mètres plus qu’honorables à Bratislava, puis, à Thorgau, vingt-cinq kilomètres dans un état de fraîcheur absolue et tout le monde change encore aussitôt d’avis. Mais bien sûr qu’il ira à Melbourne puisqu’il a repris toute sa forme, on l’y annonce au marathon ainsi qu’aux dix mille mètres, on lui prédit une cinquième médaille d’or.

Bon, Melbourne, on y va mais Émile n’est pas très optimiste, il ne croit pas trop à tout ça. Comme souvent avant une grande rencontre, il se dit fatigué. Puis il ne sent pas tellement le public australien. Il craint que celui-ci ne soit pas très habitué aux épreuves athlétiques, peu sensible à la grâce de leur simplicité, plutôt porté vers des sports moins abstraits comme les courses de chevaux ou de motocyclettes. D’autre part il s’est disputé avec ses sélectionneurs qui refusent finalement de l’inscrire aux dix mille mètres, ne lui accordant que le départ du marathon.

Bref il n’est pas de très bonne humeur en arrivant pour la deuxième fois dans l’hémisphère sud. Arrivé dans son logement du village olympique, il ne se rue pas aussitôt dans la salle de bains pour vérifier encore la loi de Coriolis. Il le fera vaguement les jours suivants, mais de façon maussade et sans trop y croire, il lui semble d’ailleurs que ça ne marche plus vraiment. Tout ce qui l’amuse un peu au rayon de sa curiosité, c’est son appareil photographique tout neuf.

Pourtant, les premiers jours, les antipodes au mois d’octobre, ce n’est pas mal car c’est le printemps, parcs fleuris, mer immobile, ciel clair, nuits douces. Mais bientôt le temps change, journées pluvieuses, rafales glacées, tout le monde grelotte y compris les cygnes noirs de la baie de Port Phillip qui se réfugient le long de ses berges. Le moral n’est pas là, d’autant moins que tout le monde s’accorde à trouver ces Jeux minables au regard de ceux d’Helsinki : organisation sommaire, nourriture médiocre, équipements défaillants, cendrée irrégulière. La robinetterie hoquette, le chauffage est caractériel, les lits grinçants se révèlent trop courts comme la piscine qui n’est pas aux normes, huit millimètres lui manquant pour être vraiment olympique. Puis quand ce n’est plus le vent lourd et brûlant du désert qui souffle, peu favorable aux coureurs de fond, c’est celui qui déferle à présent du sud, glacial, tourbillonnant, provenant du proche Antarctique et pas terrible non plus pour eux.

Mais, le jour du marathon, c’est peu dire que le soleil est revenu. Il produit un enfer surchauffé, un four d’une violence accablante et qui pèse telle une masse sur les épaules des coureurs. Comme il convient de se protéger, Émile troque son bonnet trop épais pour une casquette de toile légère mais insuffisante. La course se dispute sur une route de banlieue aride et poussiéreuse, où l’ombre n’existe pas et où le macadam, effrité par endroits, bout sous leurs semelles. Cette route, nommée Dandenong Road, est bordée de pavillons à stores vénitiens devant lesquels se presse une foule énorme et peu disciplinée d’hommes rouges de bière, de jeunes femmes en robe légère, amazones en pantalon de cow-boy, joueuses de tennis ayant déserté leur court et joueurs de cricket leur pelouse, battoir sur l’épaule ou raquette sous le bras.

Après le coup de pistolet dont, vu le contexte, encore heureux qu’une balle perdue n’ait pas provoqué d’accident, c’est parti. On s’y met tous et, pendant les vingt premiers kilomètres, Émile reste prudemment bon dixième. Dans ce début, tout ne va pas si mal pour lui : il fait son malin, salue la foule à grands coups de casquette, prend même le temps de poser pour les photographes amateurs. C’est à la grande montée que ça se gâte, la longue montée précédant le drapeau rouge qui marque le carrefour où la route reprend la direction de Melbourne. Mais comme ça se gâte surtout pour la plupart de ses rivaux qui se mettent à tituber, n’avancent plus qu’en zigzag, s’épuisent et abandonnent l’épreuve l’un après l’autre, Émile en profite pour remonter en cinquième place pendant les dix kilomètres suivants au bout desquels c’est lui qui flanche.

La mécanique cède d’abord dans les détails, un genou qui lâche un peu à gauche, une épine nerveuse dans l’épaule, l’amorce d’une crampe au jarret droit, puis rapidement les douleurs et les pannes se croisent, se connectent en réseau jusqu’à ce que ce soit tout son corps qui se désorganise. Même s’il tâche cependant de courir toujours régulièrement, Émile ne cesse de perdre du terrain et n’offre plus que le spectacle d’une foulée brisée, mal équarrie, incohérente, n’est bientôt plus qu’un automate livide et déréglé, dont les yeux se creusent et se bordent de cernes de plus en plus profonds. Il a jeté sa casquette qui, sous l’affreux soleil, se mettait à peser comme un heaume.

Au trentième kilomètre, hors d’haleine et brisé, il s’arrête près d’une des tables installées le long du parcours et qui supportent des seaux d’eau, des éponges, de quoi boire. Émile s’asperge abondamment, boit un demi-verre d’eau, considère la route en semblant hésiter, réfrène ce qui lui reste d’un premier élan pour repartir, vide son verre puis repart. Il est reparti n’étant plus qu’un pantin désarticulé, foulée cassée, corps disloqué, regard éperdu, comme abandonné de son système nerveux. Il tiendra ainsi jusqu’au stade mais, vaincu, arrivé sixième dans la dernière ligne droite, Émile tombe à genoux et laisse aller sa tête dans l’herbe jaune et reste ainsi de longues minutes pendant lesquelles il pleure et il vomit et c’est fini, tout est fini.